Dr Rosalind Reeve et Dr Adam Cruise
Alors que le monde chancèle face aux effets dévastateurs de la COVID-19, il prend brutalement conscience des dangers que représente le commerce mondial des espèces sauvages pour la santé humaine et animale. Dans ce cadre, se pose la question du rôle que la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (CITES) peut jouer pour prévenir l’émergence de futures pandémies d’origine zoonotique.
L’ampleur du risque ne doit pas être sous-estimée. Selon un récent rapport de la Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques des Nations unies (IPBES, en anglais) intitulé « Échapper à l’ère des pandémies », le commerce des espèces sauvages constitue un « facteur de risque particulièrement important pour l’émergence de maladies ». 1,7 million de virus inconnus au moins circulent parmi les mammifères et oiseaux – jusqu’à la moitié de ces virus pourraient infecter les humains et provoquer la propagation de zoonoses (une maladie infectieuse qui se transmet des animaux aux humains). Le SRAS-CoV-2 qui provoque la COVID-19, est hautement transmissible, mais présente un taux de mortalité relativement faible par rapport à d’autres zoonoses plus mortelles, comme les virus Ebola ou Nipah, tous deux issus de la faune sauvage. Un virus à forte transmissibilité et qui présenterait un taux de mortalité élevée constitue un risque existentiel – et, par extension, tel est également cas du commerce d’animaux sauvages.
La CITES, qui est le traité international de conservation des espèces le plus important au monde, dispose de 45 ans d’expérience dans la réglementation du commerce international des espèces sauvages. Comptant 183 gouvernements signataires, cette convention est contraignante pour toutes ses Parties. L’infrastructure, l’expertise et la portée de la CITES sont donc inégalées au niveau mondial, et elle a le potentiel de contrer de futures épidémies d’origine zoonotique.
Cependant, la CITES ne dispose actuellement d’aucun mécanisme lui permettant d’inclure les zoonoses dans son mandat. La CITES réglemente le commerce international des espèces sauvages, mais elle ne le fait que pour empêcher la surexploitation des espèces par l’homme. Nulle part dans le texte de la convention, les parties ne sont obligées à arrêter ou à restreindre le commerce en raison de la propagation potentielle des zoonoses.
Par conséquent, la CITES doit évoluer pour inclure les effets des zoonoses qui se manifestent et se propagent par le biais du commerce international des espèces sauvages. Deux propositions ont été avancées pour permettre cette évolution de la convention : sa modification et son adaptation. La première consiste à modifier le texte de la convention pour y inclure les zoonoses, tandis que la seconde vise à élaborer un protocole, ou un addendum, au texte actuel de la CITES.
Modifier la CITES
L’initiative « End Wildlife Crime » (EWC – Stop au crime contre la vie sauvage) propose de modifier le texte de la Convention. Cela permettrait d’élargir le mandat de ce traité, pour y inclure la réglementation du commerce des animaux en raison du risque qu’ils représentent en lien avec la transmission de maladies d’origine zoonotique.
Au premier abord, il semblerait logique de choisir cette approche, puisque la convention permet expressément sa propre modification. EWC propose l’élaboration d’une nouvelle Annexe IV à la CITES, qui prévoirait une liste des espèces que l’on considère comme une menace pour la santé publique ou animale (la CITES compte actuellement trois annexes qui énumèrent les espèces menacées à différents degrés par le commerce). La nouvelle Annexe IV proposée impliquerait l’inscription d’espèces qui présentent un risque élevé de propagation de zoonoses, lorsque ces espèces font l’objet d’un commerce international, et ce quel que soit leur état de conservation. Cette proposition permettrait que certaines espèces qui ne peuvent actuellement pas être inscrites aux annexes existantes soient inscrites à la nouvelle Annexe IV qui restreindrait leur commerce.
Cependant, conformément à ce qu’un groupe d’analystes de la CITES dans le journal Scientific American (Weissgold et al) a récemment souligné, « l’on craint que l’ouverture du texte original de la CITES à des modifications ne libère un flot de propositions d’amendements supplémentaires dont la formulation pourrait nuire à l’interprétation, à la mise en œuvre, au respect et à l’efficacité actuels de la CITES ».
Pour qu’un amendement soit adopté, il doit être approuvé par les deux tiers des Parties présentes et votantes à la Conférence triennale des Parties (CoP). En théorie, l’adoption d’un amendement pourrait donc être rapide (la prochaine CoP aura lieu en 2022), mais son entrée en vigueur pourrait prendre des années, voire des décennies.
Bien que la CITES soit considérée comme le plus grand traité de conservation, elle peine à remplir son mandat initial : protéger les espèces contre la surexploitation par le commerce international. L’extinction de masse à laquelle nous assistons constitue à elle seule la preuve que la CITES est loin d’être à la hauteur de son potentiel. Le commerce d’espèces sauvages pour l’alimentation de luxe, pour des produits médicinaux et des animaux de compagnie constitue aujourd’hui l’une des principales causes d’extinction des vertébrés dans le monde. La procédure d’inscription à la CITES est très longue ; jusqu’à 24 ans dans certains cas. Il a ainsi fallu quatre CoP (10 ans) pour inscrire les acajous (Swietenia macrophylla) – ce, non pas pour des motifs scientifiques, mais en raison de pressions politiques exercées par de puissants groupes d’intérêts dans le commerce du bois. L’inscription des poissons et autres espèces marines exploitées à des fins commerciales a été confrontée à des défis similaires. Par exemple, le thon rouge de l’Atlantique (Thunnus thynnus), surexploité depuis des décennies pour alimenter un marché « indécemment rentable » au Japon, n’est toujours pas inscrit aux Annexes de la CITES, bien qu’il soit classé comme étant « en danger critique d’extinction » dans la liste rouge de l’UICN. Une proposition d’inscription présentée par la Suède a fait l’objet d’importantes pressions politiques lors de la Conférence des Parties à la CITES de 1992 à Kyoto, au Japon, et a finalement été retirée. Une deuxième proposition de Monaco visant à interdire le commerce des thons rouges par le biais d’une inscription à l’Annexe I a été rejetée lors de la CoP de 2010, par vote à bulletin secret. Ainsi, certains groupes d’intérêts commerciaux (puissants dans certains pays) seraient en mesure de faire pression sur une modification du traité ou sur tout effort visant à restreindre le commerce. Certains pays pauvres ne seraient pas en mesure de résister à de telles pressions.
Depuis l’adoption de la CITES, l’on a assisté à une vaste expansion du commerce des espèces sauvages. Aujourd’hui, le nombre d’espèces commercialisées est bien plus élevé que celui des espèces inscrites sur les Annexes à la CITES, et la Convention lutte pour contrôler le commerce de ces espèces. Une modification du traité portant sur les zoonoses risquerait de détourner encore davantage l’attention des espèces en danger, c’est-à-dire de la mission historique de la CITES. Toute l’attention serait alors sur le commerce international, alors que le commerce intérieur représente lui aussi une menace zoonotique importante (tel est notamment le cas du commerce croissant de viande de brousse en Afrique centrale, en Asie et en Amérique latine, qui menace non seulement la survie des espèces, mais aussi la sécurité alimentaire des communautés, les chasseurs privilégiant de plus en plus la vente de viande sur les marchés urbains plutôt que la consommation propre).
Par ailleurs, la CITES connaît déjà des problèmes importants de financement et de personnel. Un nouveau mandat relatif aux zoonoses pourrait aggraver ce problème. Alors que la Convention sur la diversité biologique (CBD) et la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC) disposent toutes deux d’un mécanisme financier par le biais du Fonds pour l’environnement mondial, la CITES ne dispose pas d’un tel mécanisme. Les derniers rapports du Secrétariat de la CITES relatifs aux finances et au budget font état de graves problèmes budgétaires et de ressources, notamment liés à des arriérés de paiement, ainsi qu’à une charge de responsabilités croissante en raison de nouvelles décisions et résolutions adoptées lors des CoP, ainsi qu’au manque de ressources humaines.
Plus important encore, une modification de la CITES ouvre la porte à d’autres amendements. L’une des entraves à la capacité de la CITES à contrôler le commerce international des espèces sauvages est le fossé grandissant entre ceux qui encouragent le « commerce légal durable des espèces sauvages », pour favoriser les moyens de subsistance, et ceux qui défendent des restrictions et des interdictions plus strictes du commerce des espèces sauvages pour prévenir l’extinction et l’effondrement des écosystèmes. Si le « commerce légal et durable des espèces sauvages » peut paraître, à première vue, comme étant un objectif raisonnable (indépendamment des questions de bien-être et d’éthique), en pratique, il s’est avéré presque impossible à atteindre pour la CITES. Le commerce des espèces sauvages met en péril non seulement la sécurité alimentaire des peuples et communautés indigènes qui dépendent des espèces sauvages pour leur subsistance, mais également les écosystèmes dont nous dépendons tous. En outre, bien que certaines Parties et certains défenseurs du commerce (commerçants, organisations commerciales et certains groupes de conservation) affirment ne soutenir que le commerce considéré comme « durable », ces mêmes groupes ont fait des tentatives concertées pour affaiblir la CITES et la transformer en un accord de libre-échange. L’ouverture du texte de la Convention à des modifications relatives aux zoonoses, ainsi que des résolutions qui l’accompagnent, pourrait ouvrir la porte à d’autres amendements favorisant un commerce nuisible, risque de saper la CITES et d’accélérer un commerce déjà non-durable.
Adapter la CITES par le biais d’un Protocole
Comme alternative à une modification du texte de la Convention, Weissgold et al proposent l’adoption d’un addendum ou d’un protocole. Leur approche permettrait de garantir que le texte original de la CITES reste à l’abri d’amendements dommageables.
Malgré l’absence d’un langage explicite dans la Convention permettant l’adoption de protocoles, le droit international suggère que cette voie pourrait être ouverte, afin d’intégrer la question des zoonoses dans le mandat de la CITES. D’après la pratique internationale, en particulier au sein des organisations des Nations unies et dans le contexte des traités relatifs aux droits de l’homme, les protocoles sont utilisés lorsque des Etats souhaitent conclure un accord qui s’appuie sur un traité existant. Les États se contentent de négocier, d’adopter et de ratifier le protocole en question, établissant ainsi un accord supplémentaire tout en préservant le texte du traité sous-jacent. L’accord de Paris sur le changement climatique en est un exemple, tout comme le protocole de Montréal sur la protection de la couche d’ozone.
Weissman et al proposent qu’un protocole sur les zoonoses soit basé sur une “inscription inversée” – une approche selon laquelle il serait interdit de commercialiser tout animal sauvage, à moins que le risque présenté en termes de zoonoses soit faible. Dans le cadre d’un système d’inscription inversée, tous les animaux sauvages vivants (qu’ils proviennent de la nature ou d’élevages) seraient présumés à haut risque zoonotique, sauf s’il est démontré qu’ils peuvent être commercialisés sans danger. Cette approche conservatrice est pleinement conforme au principe de précaution tel que consacré par le Principe 15 de Rio. Elle permettrait à la CITES de faire pallier la lenteur du processus d’inscription aux Annexes, ainsi qu’aux contraintes budgétaires, et la rendrait plus efficace. Si la CITES avait été fondée dès le départ sur une telle inscription inversée, elle aurait certainement mieux été en mesure d’éviter l’augmentation exponentielle du commerce d’espèces sauvages qui contribue au risque d’extinction ; elle aurait également pu empêcher que des espèces inscrites à son Annexe II (commerce durable et légal autorisé) doivent être transférées à l’Annexe I (espèces menacées dont le commerce n’est pas autorisé à des fins principalement commerciales), en raison d’une mise en œuvre inadéquate du traité. Apporter la preuve d’une véritable menace commerciale, espèce par espèce et au cas par cas, est un processus bien trop lent pour faire face au rythme d’expansion du commerce. Selon les calculs tirés du rapport d’étude de l’IPBES, seuls 15 % des 129 espèces animales commercialisées qui ont, à ce jour, été identifiées comme étant des hôtes d’agents pathogènes, sont réglementées par la CITES, et le commerce n’est interdit que pour 11 % d’entre elles. Les pathogènes inconnus ou nouveaux (tels que le SRAS-CoV-2) ne sont pas inclus dans ces statistiques. Au vu du rythme auquel les pandémies zoonotiques sont susceptibles d’apparaître (on peut s’attendre à un événement de type COVID tous les dix ans, selon le Dr Peter Daszak, président de l’atelier IPBES), nous ne pouvons pas nous permettre d’attendre de pouvoir prouver l’existence d’un risque zoonotique, au cas par cas, avant de mettre fin au commerce. En outre, seule une inscription inversée visant à prévenir les pandémies d’origine zoonotique permettrait d’éviter une épidémie ou une pandémie causée par un nouveau virus.
D’après une analyse établie par le Projet international de droit de l’environnement (IELP, aujourd’hui Global Law Alliance for Animals and the Environment, GLA), le maintien du texte de la Convention et la création d’un protocole sur les zoonoses « permet de concevoir un instrument qui réponde aux besoins effectifs, tout en évitant de perturber inutilement la CITES. Il n’y a pas d’obstacles juridiques évidents à ce qu’un groupe de Parties élabore un tel protocole. Par rapport à une modification du texte, un protocole sur les zoonoses présenterait moins de risques de détournement du mandat actuel de la CITES, tout en traitant de manière tout aussi efficace la question des zoonoses ».
Conformément aux conclusions de Weissgold et all, malgré tous ses défauts, « écarter la CITES de la question des zoonoses signifie abandonner le seul système mondial de réglementation du commerce des espèces sauvages et de mise en œuvre existant, et cela constituerait une perte qui ne serait pas facilement ou rapidement compensée ». Modifier le mandat de cette Convention risque cependant d’accélérer le commerce de toutes les espèces et de saper la mission de conservation du traité. Un protocole sur les zoonoses fondé sur une liste inversée pourrait prendre plus de temps à négocier que la modification de la Convention. Toutefois, si la volonté politique permettait son entrée en vigueur rapide (à l’instar de l’accord de Paris et du Protocole de Montréal), un tel protocole constituerait, au final, un moyen plus efficace de réduire réellement le risque de futures pandémies. Compte tenu des ravages et des pertes en vies humaines causés par COVID-19, il s’agit certainement d’une voie à suivre.
Rosalind Reeve est une avocate en droit de l’environnement, titulaire d’un doctorat en biochimie et auteur de l’ouvrage Policing International Trade in Endangered Species: the CITES Treaty and Compliance.
Adam Cruise est un journaliste d’investigation spécialisé en faune sauvage, titulaire d’un doctorat en éthique environnementale et de l’animal auprès de l’Université de Stellenbosch, en Afrique du Sud.
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